CHAPITRE XII

— Nous sommes venus vous remettre votre épée, dit le garçon en fixant Le Vioter.

Les stabilisateurs automatiques de l’avial se déployaient dans un sifflement prolongé. Rohel s’assura que la lumière de Lucifal paralysait toujours le Garloup, puis il s’avança d’un pas vers les deux enfants. Des rigoles de sang se glissaient par le col de sa combinaison. Une douleur aiguë montait de sa nuque et lui élançait tout le crâne.

— Elle ne m’appartient pas, dit-il avec un sourire, mais à l’humanité tout entière.

— C’est vous qui avez été choisi pour la porter, affirma le garçon.

— Comment est-ce que tu le sais ?

— Le ciel me l’a dit.

La fillette leva l’épée au-dessus de sa tête. Le poids de l’arme l’obligeait à fournir un gros effort comme en témoignaient la crispation de ses traits et le tremblement de ses bras. En revanche, elle ne semblait pas incommodée par la chaleur du métal, qui provoquait pourtant une augmentation brutale de la température à l’intérieur de l’appareil. La soufflerie de l’air conditionné, emballée, émettait un grincement agacé.

Le Vioter referma les doigts sur la poignée de Lucifal. Une brûlure intense, à la limite du supportable, se propagea dans son bras. Il eut l’impression de retrouver une vieille compagne, une compagne en tout cas qui lui permettait d’occuper sa véritable place dans l’ordre secret de l’univers. Le visage de la fillette s’éclaira d’un sourire lorsqu’il brandit l’arme et se retourna vers l’homme à la robe verte recroquevillé sur le plancher métallique.

Comme lors de son premier affrontement avec un Garloup, l’épée, douée d’une volonté propre, prit d’elle-même l’initiative, l’entraîna vers le corps pétrifié de pra Goln. Il n’était qu’un intermédiaire, un pont jeté entre le passé et le présent, entre les dieux et les hommes.

— Je suis le principe A-ad… une pensée des premiers temps… articula le Garloup. Maudit sois-tu… Rohel Le Vioter… Maudits soient les hommes…

Lucifal se souleva et fondit avec une rapidité stupéfiante sur le crâne de pra Goln. Le tranchant de la lame lui fendit la tête jusqu’à la lèvre supérieure. Le sang jaillit en force de l’entaille, éclaboussa les cloisons, la baie vitrée, les instruments de bord, la robe de Nazzya. Il oscilla un long moment sur ses jambes repliées avant de basculer vers l’arrière et de s’effondrer sur le dos. Rohel ne chercha pas à retirer le fer de la plaie. Il savait que ses efforts seraient inutiles, que l’épée resterait plantée dans le cadavre du légat jusqu’à ce qu’elle ait absorbé le principe vital, volatil, du Garloup. Une substance vaporeuse et sombre s’échappait du crâne ouvert, aspirée par la lame. Des spasmes agitèrent la dépouille mortelle de pra Goln, derniers soubresauts de la créature du vide effrayée par la chaleur de la fusion.

 

— Le labyrinthe des pensées créatrices ? s’étonna Le Vioter.

— C’est l’endroit où les hommes affrontent les créatures issues de leurs propres pensées, affirma Serpent. Le vieux Drago nous a demandé de vous y conduire.

Son expression de vieux sage et la gravité de ses yeux noirs contrastaient avec son apparence physique et le timbre aigu de sa voix. Les rayons de l’étoile double avaient roussi quelques-unes de ses mèches. Les déchirures de sa tunique dévoilaient sa peau brune et pelée par endroits. Petite-Ourse s’était assise sur les genoux de Nazzya, comme poussée par un besoin urgent de se réfugier dans un giron féminin.

Les deux enfants avaient relaté l’attaque de Canis Major par les Oltaïrs, confirmant en cela les affirmations de Nazzya, puis leur fuite dans le désert, leur rencontre avec la horde de boukramas, leur nuit d’épouvante dans l’épave du vaisseau. Ils avaient pleuré en évoquant la mort de Cygne, de Taureau et de Lyre, puis ils avaient raconté comment ils avaient échappé aux trois hommes dans le défilé et s’étaient retrouvés dans la grotte.

— Ils ne nous ont pas remarqués : ils étaient trop occupés à vous surveiller.

— Qu’est-ce qui vous a donné l’idée d’embarquer dans l’avial ? demanda Le Vioter.

— Nous avons compris que vous teniez un des leurs en otage et que cet appareil avait été préparé à votre intention.

— Vous ne me connaissiez pas… Comment saviez-vous que j’étais celui que vous recherchiez ?

— Je l’ai su dès que je vous ai vu, répondit le garçon avec un sourire désarmant.

— Et ce labyrinthe ? Où se trouve-t-il ?

Serpent haussa les épaules et désigna la baie vitrée d’un geste du bras.

— Le ciel nous a envoyé les boukramas pour nous conduire jusqu’à vous. Il me dira peut-être où doit nous conduire cet avial.

Quelques étoiles brillaient dans la plaine céleste où des rosaces mauves s’estompaient sous un voile indigo.

Nazzya avait déployé les boucliers stabilisateurs de l’avial. La nuit effaçait peu à peu les formes. Assis sur le siège du copilote, Serpent observait attentivement le ciel criblé d’étoiles. Rohel avait reconnu quelques constellations qui se présentaient sous la même configuration vues d’Antiter. Persuadé maintenant que le labyrinthe des pensées créatrices avait un lien avec les Garloups et, par conséquent, un lien avec Saphyr, il attendait, avant de prendre une décision, le résultat de la consultation du petit Cælecte. Il essayait de juguler le flot désordonné de ses pensées, de faire le silence en lui. Il espérait une communication télépathique de Saphyr, mais la féelle ne se manifestait pas.

Il avait glissé Lucifal dans la ceinture de sa combinaison. Elle ne brillait plus, comme repue par le principe volatil du Garloup. Ils avaient éjecté dans le vide le cadavre de pra Goln et nettoyé sommairement la cabine de pilotage, mais les ventilateurs n’avaient pas réussi à chasser l’odeur fade du sang.

Nazzya caressait délicatement les cheveux de Petite-Ourse, endormie sur son épaule. Le contact avec la fillette ravivait des souvenirs anciens et emplissait son regard de nostalgie. Le murmure des moteurs de stabilisation troublait à peine le silence. Les appliques de la cabine dispensaient un éclairage doré, tamisé, qui donnait à la scène un aspect onirique.

— Ersel ! s’écria Serpent.

Son éclat de voix réveilla Petite-Ourse qui ouvrit les yeux et poussa un gémissement de protestation.

— Le labyrinthe se trouve à Ersel ! reprit le petit Cælecte dont le débit accéléré trahissait l’excitation.

— La ville est grande, fit observer Rohel.

— Le palais… Le palais des anciens empereurs de Déviel.

— Quoi, le palais ?

Serpent marqua un temps de pause, les yeux rivés sur les étoiles, comme pour vérifier une dernière fois la teneur de ses informations.

— Il a été bâti au-dessus du labyrinthe, finit-il par répondre.

— Comment est-ce que tu sais tout ça ?

Le garçon tendit le bras et pointa l’index sur le groupe d’étoiles qui occupait le centre de la baie vitrée.

— Là, il y a l’étoile rouge qui vous représente et les trois étoiles qui nous représentent, Petite-Ourse, Nazzya et moi. La constellation suivante a la forme d’un palais… Vous le voyez ? Avec les deux tours et le bâtiment central.

Le Vioter eut du mal à distinguer une figure précise dans le scintillement foisonnant.

— Ne cherchez pas à voir avec les yeux, mais avec l’âme, dit Serpent. Sous le bâtiment, on aperçoit des traînées lumineuses entrecroisées qui symbolisent le labyrinthe.

— On dirait que les bras spiraux de la galaxie se sont entremêlés.

— Le Livre dit que l’ordre se cache dans la confusion et que la confusion se cache dans l’ordre.

Ils gardèrent le silence pendant quelques instants. Rohel renonça à discerner une quelconque cohérence dans le poudroiement lumineux, puis il remarqua une étoile bleue prise dans les traînées entrecroisées dont parlait le petit Cælecte. Bien que de faible magnitude, elle attirait son regard comme un aimant. Il écarta les bras comme pour desserrer les mâchoires d’un étau mais il eut du mal à reprendre son souffle.

— Elle est votre double, dit Serpent qui semblait avoir épousé les pensées de son interlocuteur. Si vous ne la retrouvez pas, le froid du néant éteindra la chaleur de la fusion.

— Elle est donc… vivante ? bredouilla Rohel.

Serpent lui décocha un regard en biais.

— Le Livre dit que la lumière d’une étoile met parfois plusieurs siècles à nous parvenir, qu’elle est peut-être morte bien longtemps avant que nous puissions la voir…

— Cesse de parler par énigmes !

Incapable de contenir sa colère, Le Vioter se leva et esquissa quelques pas dans la cabine. Petite-Ourse le fixa avec une expression de terreur dans les yeux.

— Le ciel ne donne pas toutes les clefs, reprit Serpent d’une voix hésitante. Il nous invite seulement à nous rendre à Ersel et à entrer dans le labyrinthe. Le reste vous appartient.

Rohel s’apaisa, s’approcha du petit Cælecte et lui ébouriffa les cheveux.

— Je n’ai pas encore eu l’occasion de vous remercier, Petite-Ourse et toi.

— Remerciez le Livre : il nous a guidés jusqu’à vous. Si nous savons l’entendre, il nous conduit toujours vers ce qui est le meilleur pour nous.

Le Vioter hocha la tête et embrassa la baie vitrée du regard. Il ne lui serait pas venu à l’idée de remettre en cause les affirmations de Serpent. Leur rencontre participait elle aussi de l’ordre invisible. La nuit avait métamorphosé le désert en un océan noir et insondable.

— Cap sur Ersel, fit-il d’un ton déterminé.

*

Les quartiers extérieurs d’Ersel étaient à feu et à sang. Rohel ne reconnaissait pas la ville dans laquelle il était venu sept années plus tôt. L’orgueilleuse cité impériale s’était transformée en une agglomération populeuse, anarchique, délabrée. Sur ses recommandations, Nazzya avait dirigé l’avial vers la cour intérieure d’une usine à demi effondrée.

Bien avant de survoler les faubourgs, ils avaient aperçu d’immenses torchères qui jetaient des lueurs tremblantes sur le fond de ténèbres. Des flammes montaient de bâtiments incendiés. Des silhouettes se battaient et se livraient au pillage dans les rues et sur les places. Des miliciens en uniforme tentaient bien de rétablir un semblant d’ordre dans la cité dévastée, mais ils se heurtaient le plus souvent à des bandes armées qui les arrosaient d’un feu nourri avant de fondre sur eux et de les achever à l’arme blanche. Les traits étincelants des vibreurs se mêlaient aux éclats rougeoyants des brasiers pour renforcer l’atmosphère de fin d’un monde.

Rohel avait demandé à Nazzya de survoler la ville à basse altitude et tous feux éteints, pour échapper à la fois aux radars de l’astroport et à une éventuelle surveillance visuelle. Désarmés – ils avaient fouillé les divers tiroirs et niches des compartiments de l’appareil mais en vain –, ils avaient choisi d’atterrir dans une zone obscure, apparemment épargnée par les combats et située à deux kilomètres environ de l’ancien palais impérial dont les tours massives restaient éclairées par des projecteurs flottants.

— Tu n’auras qu’à te servir de ton épée si on nous attaque, suggéra Petite-Ourse.

— Elle n’a pas été conçue pour tuer des hommes répondit Rohel. Elle perdrait sa puissance et ne me serait plus d’aucune utilité devant les Garloups.

Malgré le manque de visibilité, Nazzya posa sans heurt l’appareil dont les pieds d’atterrissage, équipés de palpeurs à logique floue reliés aux instruments de bord, régulaient automatiquement la puissance des moteurs de rétropoussée. La porte s’ouvrit dans un chuintement et la passerelle souple se déroula jusqu’au sol tapissé de cailloux aux arêtes tranchantes qui leur écorchèrent les pieds.

Ils se dirigèrent vers la sortie de la cour et, se repérant aux tours monumentales du palais qui dominaient la ligne brisée des toits, ils s’enfoncèrent dans les ruelles adjacentes.

Ils progressaient avec prudence, s’arrêtant à chaque croisement pour s’assurer que la voie était libre. À plusieurs reprises, ils croisèrent des ombres qui ne leur accordèrent aucune attention. Ils passèrent devant des cadavres d’hommes, de femmes ou d’enfants dont ils prélevèrent les chaussures. Le Vioter se retrouva ainsi équipé de brodequins fabriqués dans un cuir rigide qui lui blessa les chevilles, Nazzya d’une paire de bottes de tissu, Serpent de sandales aux lanières usées et Petite-Ourse de sortes de chaussons aux fines semelles de corde. Les corps avaient été en revanche dépouillés de toutes leurs armes.

Ils enfilèrent les rues et sortirent peu à peu de la zone d’accalmie. Plus ils se rapprochaient du palais et plus la confusion augmentait. Les lueurs pourpres des incendies léchaient les façades, des silhouettes gesticulantes se jetaient par les fenêtres et s’écrasaient sur les pavés disjoints, les bandes se pressaient en grand nombre autour des vitrines défoncées, des pelotons improvisés exécutaient des hommes ou des femmes plaqués contre le mur. Les vociférations et les gémissements se mêlaient au fracas des armes et au grondement des brasiers.

— Les marchands de viande humaine, Oltaïrs, Bawals, Cælectes, murmura Nazzya. Ils s’étripent pour le monopole des corps d’emprunt.

— Les marchands d’hommes ne méritent pas le nom de Cælectes ! fit Serpent.

— Ils ne méritent pas non plus le nom d’êtres humains, ajouta la jeune femme. Ils ne sont pas meilleurs que les créatures manipulées par les biologistes du Chêne Vénérable. Pas meilleurs que moi.

La cruauté avec laquelle certains s’acharnaient sur les agonisants les terrifiait. Les cloisons qui maintenaient tant bien que mal la cohésion sociale s’étaient définitivement brisées. Des flots de haine se déversaient sans retenue dans la cité, n’abandonnant sur leur passage que des ruines. Les Garloups n’avaient pas besoin de sortir de leur palais pour déclencher une telle tempête : il leur avait suffi d’organiser le trafic des corps d’emprunt et, par conséquent, de dresser les uns contre les autres les Dévilliens, prêts à nier leur humanité pour réaliser des profits. D’exploiter cette propension de l’homme à lier sa puissance à ses possessions.

Le Vioter, Nazzya et les deux enfants traversèrent une vaste place entourée d’arcades et hérissée de monticules de gravats autour desquels s’affrontaient des individus isolés. Des gerbes d’étincelles s’échappaient des fenêtres ou des portes cochères, des ondes à haute densité s’écrasaient sur les murs dont elles écaillaient le crépi. Ils s’engagèrent ensuite sur un pont étroit qui enjambait le bras d’un fleuve. Des cadavres flottaient sur l’eau noire et frissonnante où miroitaient les étoiles et les lueurs vacillantes des flammes. Le vent répandait une odeur de sang et de bois brûlé.

Le palais apparaissait dans toute sa majesté de l’autre côté du pont. Il se dressait au beau milieu d’une île reliée au reste de la ville par des passerelles métalliques superposées. Aussi haute que longue, une courtine massive, surmontée de bretèches et coupée en son centre par une poterne, reliait les deux tours d’angle qui culminaient probablement à plus de trois cents mètres. L’édifice n’était pas entouré d’eau comme ces antiques forteresses du monde des Chutes, mais un large fossé subsistait de ses douves originelles.

Pas de troupes sur l’esplanade, seulement des groupes épars qui parcouraient l’espace dégagé en hurlant et en lâchant des salves d’ondes. Comme le reste de l’agglomération, le palais semblait être livré à lui-même. Au-delà de l’archaïque pont-levis, les énormes battants de bois du portail béaient sur les jardins intérieurs dont les projecteurs révélaient les perspectives fuyantes.

— C’est grand ! s’exclama Petite-Ourse qui n’avait pas lâché la main de Nazzya tout au long du trajet.

— C’est la maison des anciens empereurs de Déviel, renchérit Serpent, impressionné par la démesure de la construction.

La plupart des arbres qui ornaient le parvis du palais se consumaient en colonnes de fumée grise qui s’élevaient dans la voûte céleste comme des piliers instables.

Au sortir du pont, des silhouettes surgirent d’un repli de ténèbres et leur barrèrent le passage : trois hommes armés de vibreurs et vêtus de carapaces de cuir et de métal en tous points semblables à ceux des Oltaïrs qui avaient attaqué Canis Major. Ils ne portaient pas de casques et un rictus déformait leurs lèvres noircies par la fumée.

— On dirait qu’il reste quelques-uns de ces satanés Cælectes ! gloussa l’un d’eux.

Petite-Ourse se serra contre Nazzya.

— Faut les écraser comme de la vermine ! glapit un deuxième.

Ils maniaient leurs vibreurs avec désinvolture. De près, on distinguait nettement les taches de sang qui maculaient le cuir et l’acier de leur armure.

— Faisons durer le plaisir avant de les achever ! grogna le troisième. Il plongea la main dans sa large ceinture et en extirpa un couteau à cran d’arrêt dont la lame s’ouvrit dans un claquement sec.

— Je m’occupe d’abord de la fille ! poursuivit l’homme en s’avançant de deux pas vers Nazzya.

— La tue pas après lui avoir fait son affaire ! feula un de ses compères. L’en faut pour tout le monde.

— T’inquiète pas, je vous laisserai votre part. Tiens-moi plutôt celui-là en respect.

Après avoir désigné Rohel d’un mouvement de menton, il se dirigea vers Nazzya et Petite-Ourse, saisit cette dernière par le poignet et l’envoya rouler sur les pavés d’une violente poussée. La fillette heurta de plein fouet la base du parapet du pont et resta inanimée sur le sol, recroquevillée sur elle-même. Rohel voulut alors se précipiter près d’elle pour savoir si le choc l’avait seulement étourdie mais l’extrémité d’un canon se posa sur sa gorge et l’empêcha d’avancer.

— Bouge pas ! rugit l’Oltaïr. Ou je sépare ton corps de ta tête !

Le Vioter obtempéra, guetta la moindre faute d’inattention de son vis-à-vis dont les yeux avaient tendance à s’égarer sur Nazzya. Son complice avait posé son vibreur contre le parapet et agrippé l’échancrure de la robe de la jeune femme. Le troisième agresseur avait pointé son arme sur Serpent mais il détournait sans cesse le regard sur la scène qui se jouait un peu plus loin.

Le vêtement de Nazzya céda dans un crissement prolongé, dévoilant sa poitrine. L’homme poussa un ricanement de triomphe mais son sourire se figea lorsqu’il vit apparaître la lame lumineuse d’un lance-lume dans la main de la jeune femme. Elle ne le laissa pas reprendre ses esprits, elle frappa du bas vers le haut dans un mouvement circulaire, perfora au passage le plastron de cuir sur lequel elle creusa un sillon noir de trois centimètres de largeur. Il amorça une riposte. Son couteau accrocha un reflet de lumière mais il n’eut pas le temps d’aller au bout de son geste. Nazzya lui enfonça la lame laser entre les sourcils, lui calcinant l’os du front et le cerveau. Il ouvrit de grands yeux étonnés, comme s’il trouvait incongru d’avoir été vaincu par une femme après avoir défié la mort tout au long de cette journée fertile en dangers, puis il s’affaissa sur les pavés en se vidant de son air.

Rohel mit à profit le court moment de stupeur de son vis-à-vis pour passer à l’action. Il se débarrassa du canon du vibreur d’un retrait du buste et se plaça de manière à rompre la distance de tir. L’Oltaïr réagit comme il l’avait escompté, en pressant convulsivement la détente de son arme. Les ondes percutèrent les pavés ou se perdirent dans la nuit. Le Vioter saisit l’homme par la taille, l’arracha du sol d’un puissant mouvement de hanche et le projeta de toutes ses forces par-dessus le parapet. Il utilisa ensuite son élan pour se placer entre Serpent et le troisième agresseur. Paniqué, celui-ci ne songeait même pas à braquer son vibreur sur ses adversaires. Il avait instinctivement reculé, constatant que le plaisir facile avait débouché sur une mare d’ennuis, admettant déjà sa défaite. Ses yeux exorbités allaient sans cesse de Rohel à Nazzya, dont le lance-lume éclairait en partie le visage et les seins. Il se souvint que le vibreur représentait un avantage indéniable dans ce genre d’affrontement, leva le canon long sur la jeune femme, plus dangereuse parce qu’armée, mais les gesticulations forcenées de l’homme en face de lui l’entraînèrent à changer d’avis.

Le Vioter esquiva les premières ondes en se jetant sur le sol et en roulant sur lui-même. Les rayons crépitèrent sur les pavés, une haleine brûlante lui lécha les épaules et la nuque. Il se rétablit sur ses jambes quelques pas plus loin, lança un coup d’œil en direction du tireur et se prépara à essuyer une nouvelle salve. L’Oltaïr avait lâché son arme et, les deux mains plaquées sur sa gorge, il tentait de retirer le lance-lume qui lui avait traversé le cou. Nazzya avait gardé le bras tendu et le torse penché vers l’avant. Les gènes implantés par les biologistes du Chêne Vénérable la dotaient d’une vigueur et d’une précision exceptionnelles.

Serpent se précipita vers Petite-Ourse, qui n’avait toujours pas donné signe de vie. Il crut que le ciel avait exigé d’elle le même sacrifice que Cygne, Taureau et Lyre. Il la prit par les épaules et la retourna délicatement. Son sang se figea : éclairée par les lueurs des brasiers proches, une large plaie longeait les sourcils de la fillette. Puis il constata qu’elle respirait et, soulagé, essuya d’un revers de manche le sang de son front. Elle rouvrit les yeux, chercha visiblement à comprendre où elle se trouvait, lui adressa un pâle sourire de connivence, tenta de se relever, mais, même soutenue par Serpent, ses jambes refusèrent de la porter et elle dut s’asseoir sur le parapet en attendant de recouvrer ses esprits et ses forces.

Nazzya déchira un pan de sa robe et l’enroula autour de la tête de la fillette. Elle rajusta ensuite tant bien que mal son vêtement. Le Vioter récupéra le lance-lume planté dans la gorge de l’Oltaïr ainsi que les deux vibreurs disponibles. Il en remit un à la jeune femme qui vérifia spontanément la jauge du magasin d’énergie, un réflexe qui démontrait sa parfaite connaissance des armes.

Les combats contre ces trois Dévilliens l’avaient contrainte à recourir à ses implants génétiques et cette plongée dans ses mécanismes d’emprunt – elle n’utilisait, à la différence des Garloups, que des séquences ADN prélevées sur d’autres individus – l’avait de nouveau fragmentée. À chaque fois qu’elle serait placée dans ce genre de situation, elle rouvrirait la faille en elle, elle serait écartelée entre sa nature véritable et ses leurres génétiques, elle ne serait plus jamais cet être unique qui avait vu le jour sur H-Phaïst. Elle eut un goût d’amertume dans la gorge et, pour la première fois depuis que les Ulmans biologistes du Chêne l’avaient modifiée, elle eut envie de pleurer. Elle savait en outre que Rohel sortirait bientôt de sa vie, qu’il retrouve ou non la dame de ses pensées. Elle ne l’avait séduit que par l’intermédiaire des drogues psychodépendantes et elle souffrait qu’il ne l’eût pas reconnue en tant que femme à part entière. Elle enveloppa Petite-Ourse d’un regard perplexe : la fillette éveillait en elle des sensations confuses qui lui rappelaient sa propre enfance, sa propre innocence. Peut-être serait-elle le fil qui la relierait à son passé et la restituerait à sa dimension humaine ?

Ils attendirent que la petite Cælecte se fut remise de son étourdissement pour s’aventurer sur le parvis du palais. Rohel et Nazzya encadrèrent les enfants et dégagèrent les crans de sécurité des vibreurs. Ils croisèrent des familles dévilliennes folles de terreur qui fuyaient devant le danger, portant de gros ballots d’où dépassaient des objets incongrus. Serpent vit immédiatement, à leurs vêtements, à leurs cheveux, à leur teint, qu’ils étaient cælectes mais il n’éprouva pour eux qu’une indifférence teintée de pitié. Ceux-là avaient renié le désert, le ciel, avaient bradé leur âme pour étancher leur soif de richesses et se livrer au plus sordide des trafics. Le Livre promettait une mort douloureuse à ceux qui se tournaient vers les idoles de pierre ou de fer. Des ondes tombaient en pluie autour d’eux, frappaient les arbres et les immenses dalles de pierre, fauchaient des hommes et des femmes qui s’effondraient sur le sol en lâchant leur ballot et en répandant autour d’eux les restes d’existences illusoires.

À plusieurs reprises, le petit groupe dut se cacher derrière un arbre en feu ou un tas de gravats pour laisser passer des Oltaïrs lancés à la poursuite des fuyards. Le palais devenait de plus en plus imposant, de plus en plus écrasant au fur et à mesure qu’ils s’en rapprochaient. Ils discernaient, par l’entrebâillement des deux ventaux de bois du portail principal, des silhouettes qui s’agitaient entre les arcades du jardin intérieur. Ils s’engagèrent sans encombre sur le pont-levis dont la herse avait été retirée et qui n’avait pas été relevé depuis des lustres. De près, les tours d’angle semblaient se fondre dans la nuit. Les projecteurs mobiles, poussés par les courants d’air, ne flottaient pas assez haut pour éclairer les mâchicoulis et les tourelles.

Ils franchirent la porte et pénétrèrent dans le premier jardin en friche. Les herbes folles proliféraient sur les massifs, dans les allées ; les branches basses des arbres ployaient jusqu’au sol ; des frondaisons se calcinaient en craquant et en jetant des lueurs rougeoyantes. Le feu se communiquait à d’autres ramures, gagnait l’ensemble du jardin, commençait à lécher le bas des murs, les portes de bois. Le Vioter estima que le palais serait bientôt la proie d’un incendie généralisé et s’effondrerait lorsque les flammes auraient rongé les poutres, les chevrons, les colombages qui étayaient l’ensemble de la structure. Il ne leur restait qu’une poignée d’heures, cinq ou six, pour découvrir l’entrée du labyrinthe et défier les Garloups sur leur territoire.

Sept ans plus tôt, les émissaires du Cartel ne l’avaient pas reçu dans ce bâtiment mais dans une demeure isolée, extérieure à la ville. Il se souvenait avec acuité des moindres détails de l’entrevue, de la couleur des murs, de l’odeur particulière qui régnait dans la pièce, du visage bouleversé de Saphyr qu’on l’avait autorisé à voir au travers d’une vitre, de l’âpre négociation qui s’en était suivie. Il était parti de Déviel la mort dans l’âme à bord du vaisseau mis à sa disposition et avait mis le cap sur la Quinzième Voie Galactica.

Aujourd’hui, il ramenait le Mentral, l’objet de toutes les convoitises, mais il n’avait aucune certitude sur l’existence de Saphyr, sur son propre avenir, sur le devenir de l’humanité. La chaleur de Lucifal débordait du cuir du fourreau et se répandait dans son corps. Il avait seulement gagné le droit d’affronter les êtres des trous noirs avec une arme venue d’un passé oublié.

Le gaz carbonique qui s’infiltrait dans leurs narines, dans leur gorge leur arrachait des quintes de toux. Une torche humaine fila devant eux en gémissant. Curieusement, les Dévilliens qui se battaient dans l’enceinte du palais ne songeaient pas à s’introduire dans les salles pourtant ouvertes, comme si la flambée de violence n’avait pas réussi à briser les barrières dressées par la peur ou le tabou.

Le Vioter et Nazzya lâchèrent quelques rafales d’ondes en direction d’hommes qui se rapprochaient un peu trop près avant de s’engouffrer dans une pièce par une porte-fenêtre dont les ventaux battaient régulièrement le chambranle. La salle n’était pas vide mais emplie d’hommes, de femmes et d’enfants qu’éclairaient par intermittence les lueurs de l’incendie et qui restaient parfaitement immobiles, comme gelés de l’intérieur.

Cycle de Saphyr
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